Nubia del Toro

Nubia del Toro sculpte la terre

portail    critique de Julio Oliaciregui    ,de Maurice Rich     curiculum       contact    lien   

L'impasse des baisers





Le travail de Nubia del Toro est très lié à ses origines, à son enfance dans sa ville natale, Cartagena de Indias, située sur la côte nord de la Colombie.
Là-bas, dans ce port sorcier, l'histoire, comme partout ailleurs, est pleine de bruit et de fureur, de batailles, de conquêtes, de travail forcé, de pierres lourdes à porter pour édifier les monastères, les remparts, les cathédrales. Les gens qui ont pavé ses chemins de sable pour construire les rues et les avenues de maintenant sont sortis des rêves d'incubation des indiens caraïbes, ancêtres à la peau couleur mangue et cuivre, mais aussi du délire des équipages de Sevilla et Cadix, ces fous qui à cette époque-là, où régnaient don Quijote et Macbeth, arrachaient les dieux de la forêt sacrée mandingue et congolaise pour échafauder l'Europe, au-delà de la mer.

 

Cette lourdeur de l'histoire implicite en nous, malgré nos musiques et nos danses, je veux aussitôt la contrebalancer avec la légèreté que l'on ressent dans les pièces de Nubia del Toro, peuplade de totems, de lutteurs, de femmes élancées qui nous guident vers l'avenir. De ces visages et ces corps, à moitié minéraux et bois fossiles, je remarque surtout les traces des caresses qui ont laissé sur l'argile les mains de la sculptrice. C'est une sorte de nostalgie tactile qui s' éveille en nous, voulant toucher la fragilité de ces êtres en même temps perdus au fond de la mer du temps écoulé et sauvés de l'oubli, ces "afro-américains" appelés par les jésuites aux XVI ème siècle "des éthiopiens". Leurs lèvres nous invitent à cet "Impasse des baisers" (el Callejón de los besos) qui existe encore à Cartagena pour nous rappeler la force têtue de la vie, la religiosité de l'art plutôt que celle de la croix et l'épée.

 

Tout apprentissage est un voyage et un métissage, dit le philosophe Michel Serres, et Nubia del Toro le sait bien, car c'est en Europe, et surtout à Paris, capitale africaine, où elle a entrevue la route qui la mènerait vers les sculpteurs précolombiens ensevelis dans son inconscient.

 

 

Celui qui travaille la matière muette, faisant sortir du chaos des formes qui nous parlent, possède plus qu'un autre cette attitude archéologique qui nous mène aux sanctuaires pour échapper à la dérision du temps qui passe. "J'ai parcouru le chemin de la céramique en Colombie, visitant les endroits où les gens utilisent encore la technique ancienne pour reproduire les ouvres précolombiennes. J'ai appris aussi à construire les fours primitifs" , nous dit-elle. Dans son atelier, chaque sculpture a droit à un four et après elle utilise l'enfumage et le polissage aux galets pour leur donner la patine souhaitée. Les ouvres acquièrent alors cette présence pleine de sensualité, ce silence contemplatif de nos meilleurs moments face à la fuite du temps vers le néant sans mémoire qui nous guette toujours.

A la joie et à la créativité gratuite de l'enfant qui joue, dessine et fait de la pâte à modeler, le travail bienfaiteur du temps viendra apporter la quête d'un sens à nos mystérieuses errances et rencontres. Les rues de Cartagena grouillent en ce moment d'un peuple qui ressemble parfois aux idoles de Nubia del Toro. A présent, sachant qu'elle travaille avec cette force des esprits qui ont résisté au laminage de l'histoire, à l'oubli, nous sentons, comme une reconstruction éthique qui nous justifie, que le cour de l'homme bat et rit toujours au fond de la matière caressée par les artistes.

 

Julio Olaciregui
Julio Olaciregui est écrivain et journaliste à l'AFP

-> portail d'accueil -> haut de page